De plus en plus d’Etats se dissimulent derrière la lutte contre les discours de haine pour déconnecter leurs citoyens en période électorale.
Le phénomène se produit souvent à l’occasion d’une élection ou d’une manifestation de l’opposition : l’accès aux réseaux sociaux ou à internet est bloqué, officiellement par mesure de précaution et pour empêcher la propagation de messages appelant à la violence.
La chronique récente des tensions politiques en Afrique en est l’illustration.
L’organisation NetBlocks a ainsi confirmé le 5 mars une restriction au Sénégal de l’accès aux réseaux sociaux et services de messagerie : l’usage de Facebook, YouTube, WhatsApp et Telegram pour partager des photos et vidéos a été réduit à quasiment zéro.
Cette chute du réseau a coïncidé avec l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko deux jours plus tôt et les manifestations violentes qui ont suivi dans plusieurs villes du Sénégal.
Au Niger, notre correspondant Marou Madougou Issa a confirmé une coupure du réseau internet fixe et mobile durant dix jours : du 23 février durant la nuit au 5 mars aux alentours de 23h30, heure locale (22h30 GMT).
Cette rupture correspond à la période de troubles qui a suivi la proclamation de la victoire de Mohamed Bazoum au second tour du scrutin présidentiel du 21 février.
Enfin, au Tchad, toujours selon NetBlocks, le réseau internet a été réduit à 60% le 28 février, à la suite d’un échange de coups de feu devant le domicile de l’opposant Yaya Dillo qui a provoqué la mort de sa mère et son fils.
Plus longue coupure au monde
Ces exemples ne sont que les plus récents dans une longue série qui met en péril la démocratie sur le continent africain.
Dans une résolution qui date du 27 juin 2016, l’Onu a condamné “les mesures qui visent à empêcher ou à perturber délibérément l’accès à l’information ou la diffusion d’informations en ligne, en violation du droit international des droits de l’homme, et invite tous les Etats à s’abstenir de telles pratiques et à les faire cesser.”
“On est malheureusement en face de cas de violations de l’Etat de droit”, affirme Qemal Affagnon, responsable Afrique de l’Ouest pour Internet sans frontières. “Bien souvent ces coupures sont motivées par des enjeux politiques. Or, en 2016, la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples a adopté une résolution sur le droit à la liberté d’information et d’expression en Afrique dans laquelle elle fait part de ses préoccupations quant à la pratique émergeante des Etats qui coupent ou limitent l’accès à internet, particulièrement lors des périodes autour de l’organisation des élections.”
L’ONG Human rights watch a même rappelé l’irresponsabilité des Etats qui, en pleine pandémie de Covid-19, n’hésitent pas à couper l’accès à internet pour des raisons politiques : “Au cours de cette crise sanitaire mondiale, les fermetures nuisent directement à la santé et à la vie des gens et sapent les efforts visant à maîtriser la pandémie.”
Rien de tout ceci n’a cependant fait douter le régime tchadien qui peut se targuer d’avoir un temps organisé la plus longue coupure au monde : 472 jours entre 2018 et 2019. Sans oublier un accès au réseau WhatsApp qui vient d’être rétabli début mars alors qu’il était interrompu depuis… juillet 2020.
Mais au palmarès des dictatures, le Tchad s’est fait dépasser par la Birmanie qui a mis un terme début février à ce qui est désormais la plus longue coupure internet de la planète : 19 mois dans une zone de conflit ethnique dans le nord du pays.
Un coût de quatre milliards de dollars
L’évolution récente sur le continent est donc de ce point de vue inquiétante. Selon le dernier rapport de l’organisation Accessnow, parmi les 14 pays africains qui ont coupé internet en 2019, sept ne l’avaient jamais fait ou ne l’avaient pas fait en 2017 et 2018 : Bénin, Gabon, Erythrée, Liberia, Malawi, Mauritanie et Zimbabwe.
La Mauritanie avait en vérité déjà réalisé une coupure totale d’internet en juin 2018 durant les épreuves du baccalauréat. Mais la motivation n’était semble-t-il pas politique.
Ces pays semblent par ailleurs vouloir ignorer le coût financier des ruptures de réseau qui se chiffrent pourtant en centaines de millions de dollars.
Selon le rapport 2020 de Top10VPN, ces coupures ont coûté quatre milliards de dollars l’année dernière dans le monde, dont plus de 200 millions en Afrique subsaharienne.
En 2020, les coupures ont duré plus longtemps, 50% de plus selon Top10VPN, mais elles ont coûté moins cher qu’en 2019 car elles ont touché des pays à plus faibles revenus.
Par ailleurs, à l’inverse de l’Asie, les interruptions en Afrique ne visent pas des régions ou des minorités ethniques mais sont souvent pratiquées sur l’ensemble du territoire d’un pays, avec deux exceptions notables sur le continent : l’Ethiopie et le Soudan.
Le cas de l’Ethiopie est d’ailleurs assez emblématique puisque ce pays a connu deux coupures majeures en 2020.
La première a duré trois semaines, en juin-juillet, lors des affrontements qui ont suivi l’assassinat du chanteur Hachalu Hundessa et ont provoqué la mort de 166 personnes selon les Nations unies.
La seconde, qui persiste à ce jour, a débuté en novembre 2020 lors du début des affrontements dans le Tigré : un blackout local qui a empêché les ONG et les médias d’avoir accès aux informations sur les violences commises dans la région.
Lutte contre les discours de haine
Les techniques auxquelles ont recours les Etats pour débrancher internet sont à peu près toujours identiques. La plupart commencent par couper l’accès aux réseaux sociaux. Les populations réagissent alors en ayant recours à des VPN (virtual private networks) qui permettent de se connecter en utilisant l’adresse IP d’un autre pays.
Ensuite, les autorités réagissent souvent en coupant entièrement l’accès à internet.
Une autre technique, plus difficile à détecter, revient à ralentir la vitesse de connexion ce qui empêche l’échange d’images et de vidéos. Cette option peut être préférée par le pouvoir en place lorsque surviennent des manifestations organisées par l’opposition.
Selon Accessnow, 116 pays ont reconnu en 2019 avoir suspendu ou ralenti les services d’internet, contre 81 en 2018.
Dans ce genre de cas, les raisons avancées par les autorités se résument souvent à la lutte contre les discours de haine mais aussi le maintien de l’ordre public face à des messages qui peuvent être considérés comme des appels à la violence.
Dans son dernier rapport, le Cipesa, une organisation qui promeut les technologies numériques en Afrique de l’Est et du Sud, souligne sans surprise que ce sont avant tout les Etats non démocratiques qui ont recours à la suspension d’internet.
“Sur les 22 Etats africains qui ont eu recours à des coupures d’internet au cours des cinq dernières années (2014-2019), 77% sont des régimes autoritaires”, détaille le rapport.
La déception du Bénin
Mais rien n’est jamais acquis en matière de libertés publiques. Ainsi, dansl’Indice de démocratie établi chaque année par The Economist intelligence unit, le Sénégal a non seulement été rétrogradé en 2020 dans la catégorie des “régimes hybrides” mais il a en plus provoqué, fait inédit dans ce pays, un ralentissement du réseau après l’arrestation de l’opposant Ousmane Sonko.
Le Mali, qui a basculé dans la catégorie des “régimes autoritaires” selon le même indice, a bloqué en partie les réseaux sociaux en juillet 2020, lors des manifestations réclamant le départ de l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta qui sera chassé par un coup d’Etat un mois plus tard.
Enfin, deux autres pays “autoritaires”, la Guinée et le Togo, ont également connu des coupures d’internet en 2020 à l’occasion des élections.
Cette répétition des déconnexions lors des scrutins ou des crises politiques fait redouter des situations similaires à l’occasion des élections prévues en 2021 en Afrique.
En s’attardant uniquement sur les scrutins présidentiels prévus cette année, les échéances au Congo (21 mars), au Tchad et au Bénin (11 avril), ou encore en Gambie (4 décembre), concernent quatre pays qui ont prouvé par le passé qu’ils n’hésitaient pas à couper internet.
Le Tchad possède pour sa part, comme on l’a évoqué, un lourd héritage en la matière.
Le Bénin représente enfin la grande “déception” de ces dernières années puisque le pays a coupé les réseaux sociaux puis l’accès à internet lors des scrutins législatifs d’avril et mai 2019.
Peu de temps après le rétablissement de la connexion, le gouvernement béninois avait même proposé à la population de s’informer désormais par le biais de ses comptes Facebook et Twitter officiels afin d’éviter la propagation des “rumeurs et fausses nouvelles”.
C’était la première fois que le Bénin avait recours à ce type de censure et les ONG de défense de l’accès à internet s’en sont d’autant plus alarmé que cette décision faisait suite à une loi de 2018, finalement retirée, visant à taxer les utilisateurs des réseaux sociaux.
Espoirs judiciaires
Au Niger, alors qu’internet est rétabli depuis le 5 mars, le Réseau nigérien pour la transparence et l’analyse budgétaire a déposé une plainte en justice contre cette coupure.
L’Association des jeunes avocats du Niger a également annoncé avoir introduit une plainte similaire auprès du tribunal de commerce de Niamey.
Dans ce pays, la société civile s’est mobilisée contre cette suspension d’internet qui a bloqué une bonne partie des transactions financières dans le pays.
Cette voix judiciaire a d’ailleurs déjà été explorée sur le continent. Au Zimbabwe, un avocat, Eric Matinenga, a ainsi porté plainte il y a deux ans contre la décision du gouvernement de bloquer internet.
Le 21 janvier 2019, la Cour suprême a statué que le ministre d’Etat au bureau du président chargé de la Sécurité nationale n’était pas habilité à émettre des directives, en vertu de la loi sur l’interception des communications.
Cela signifiait donc que les directives émises par le ministre Owen Ncube pour couper internet au Zimbabwe étaient illégales.
En juillet 2019, un avocat soudanais, Abdel Hazim Hassan, a cette fois gagné son procès contre les trois compagnies de télécommunications nationales, une victoire en justice qui s’est soldée par la fin d’une coupure qui durait depuis une semaine.
Ces victoires au cas par cas montrent donc que la justice, même dans des pays autoritaires, peut représenter un recours face à des décisions politiques et arbitraires.
“De grands juges se prononcent sur des questions liées aux coupures d’internet en Afrique”, ajoute Qemal Affagnon d’Internet sans frontières. “On est en train de constater que le pouvoir judiciaire pourrait en effet contrer les actions d’un pouvoir (gouvernemental) qui tend à devenir autoritaire et se radicaliser.”